Catégories
Penser

Pour en finir avec l’obsession des racines

Une étrange habitude s’est installée dans le débat politique. Il s’agit de prendre les femmes et les hommes pour des plantes ou des arbres en invoquant chaque jour leurs racines. Nous serions définis par nos « racines ». Matteo Salvini en Italie, Marine Le Pen, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez et d’autres en France, Viktor Orban en Hongrie, les dirigeants conservateurs en Pologne, ou en Autriche, évoquent nos « racines chrétiennes » et la menace supposée de leurs disparitions. Par parenthèse, il faudrait parler de racines judéo-chrétiennes si le texte central du christianisme est la Bible avec l’Ancien et le Nouveau Testament, il semble difficile de réduire ces racines supposées à la seule chrétienté.

En mai 2016, dans FigaroVox, le site de réflexion du Figaro, Maxime Tandonnet, haut fonctionnaire et essayiste, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, donnait une définition de cette métaphore arboricole : « D’un point de vue historique, la négation des racines chrétiennes de l’Europe est une contre-vérité. L’Europe est née sur les ruines de l’Empire romain dont le christianisme était devenu la religion officielle à la suite de la conversion de Constantin en 312. » Suivaient Clovis, Charlemagne et la Reconquista en Espagne… Nous serions donc des végétaux déterminés par le terreau dans lequel nous sommes nés, incapables d’en bouger. Il y a moins de deux ans, en septembre 2017, Maurizio Bettini, s’emparait de cette idée pour la démonter pièce par pièce jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Dans son ouvrage au titre explicite Contre les racines, le professeur de philologie classique à l’Université de Sienne, propose d’abandonner cette image, cette expression qui nous entraîne du mauvais côté de la réflexion. Si nous avons des racines alors nous sommes définis par notre passé, par ce qui nous a précédé, par la tradition. Cette vision des choses est évidemment satisfaisante quand elle est appliquée à une société figée, une société sans histoires, ou le présent serait la reproduction du passé. Les choses sont comme elles sont et « c’était mieux avant », justifiant ainsi une vision conservatrice ou réactionnaire de l’action publique.

La Ligue du Nord et la bêtise des menus typiquement italiens…

Pour Maurizio Bettini, la métaphore des racines fonctionne comme les œillères posées aux chevaux en limitant notre champ de réflexion. Son efficacité est évidente puisque les racines évoquent la puissance rassurante de l’éternité quand précisément la tradition n’existe pas ou pas comme on le croit généralement. « Ce qui fait la solidité d’une tradition, c’est la structure qui la maintient en vie dans le présent, qui ne cesse de redire et d’enseigner la tradition », écrit l’auteur pour qui la mémoire se fabrique au présent et reconstruit le passé pour justifier une proposition politique. Un exemple ? « En 2009, la Ligue du Nord avait lancé une campagne contre les restaurants étrangers dans les centres-villes : seuls les menus typiquement italiens seraient autorisés. » En clair, il fallait fermer les kebabs pour préserver les racines de la cuisine italienne.

Il faut donc examiner ces fameuses « racines ». Maurizio Bettini s’empare de la tomate, de la pomme de terre, du poivron et du piment, autant d’ingrédients précieux pour la cuisine italienne, qui tous viennent de l’autre côté de l’Atlantique. Les aubergines, elles ont été importées par les Arabes qui étaient allés la chercher en Inde. Enfin, il faut s’arrêter un moment sur la question de la polenta qui fait la fierté des Lombards. Elle est aujourd’hui une farine de maïs, mais elle était autrefois faite à partir d’épeautre, d’orge ou de blé et pourrait donc s’appeler avec justesse… couscous.

Voilà donc l’image des racines bien malmenées pour raconter un monde fait de mouvements de militaires et d’échanges marchands qui se croisent et s’entrecroisent. Il devient alors difficile de proposer l’arbre pour illustrer l’homme et la femme d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Les racines renvoient évidemment à la notion de pureté et à l’absence de mélanges. Alors se pose une question : par quelle expression remplacer le monde végétal pour dire d’où nous venons ? Maurizio Bettini propose l’image des fleuves qui a l’avantage du mouvement et de la multiplicité des sources.

La Seine a certes une source, mais elle se nourrit de l’apport de multiples affluents nés dans de multiples endroits et qui, chacun, apportent une histoire, un parcours, des caractéristiques différentes. L’identitaire devient multiple et fondé sur la confluence et les mélanges. François Mitterrand, en mai 1987, à la Sorbonne, s’amusait à souligner :

« Nous sommes Français, nos ancêtres les Gaulois, un peu romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un petit peu espagnols, de plus en plus portugais, peut-être – qui sait ? – polonais, je me demande si nous ne sommes pas déjà un peu arabes… Je reconnais que voici une phrase imprudente. »

Philippe DOUROUX

  • Contre les racines de Maurizio Bettini, éditions Flammarion, Collection Champs Actuel, 190 pages, 7,60 euros.

The post Pour en finir avec l’obsession des racines appeared first on Bondy Blog.