Catégories
Penser

La prolétarisation d’Hollywood

La formule Marvel? La dernière étape du capitalisme dans le cinéma, avec répétition automatique d’une standardisation évitant toute critique.

Si l’on considère l’année écoulée, le constat est bien triste (euphémisme quand tu nous tiens) en ce qui concerne les adaptations des comics. Manque d’idées ? Essoufflement d’un genre ? Mauvaise pioche ? La réponse pourrait bien avoir des racines qui s’enfoncent bien plus loin, et les films de super-héros ne seraient alors que le parfait exemple de la dérive de notre système appliqué à l’industrie cinématographique. Prenons donc un peu de hauteur et considérons ce genre du 7ème Art (s’il est encore question d’Art, nous y reviendrons) dans son rapport aux dérives du système capitaliste.

Le capitalisme est un système cannibale dans le sens où il s’immisce toujours plus loin dans toutes les strates de notre société, de plus en plus vite (nous vous renvoyons à nos réflexions sur l’accélérationnisme) et en détruisant pour mieux se réinventer. C’est ce que l’économiste Joseph Schumpeter appelait la « destruction créatrice », obligé par nature de toujours innover, le capitalisme fait table rase de ce qu’il y avait avant pour mieux proposer du neuf. Pour augmenter sa productivité, mais aussi pour alimenter sans cesse le consumérisme qui est son moteur. Un moteur qui a calé faute d’essence, ou de pétrole plus précisément. Car c’est lors de la crise des années 70 que le modèle keynesien a périclité.

Ce dernier s’appuyant sur l’Etat-Providence qui fournissait tout ce dont ses ouailles avaient besoin dans le but de s’assurer qu’ils puissent consommer en toute quiétude. Sauf qu’une fois celui-ci disparu (étranglé par la poigne de fer de Margaret Thatcher), le capitalisme s’est réinventé en écartant les nations de l’équation (elles semblent avoir depuis un rôle de régulateur). Est alors apparu le modèle d’un nouveau système qui a séparé capitalisme financier et capitalisme industriel. Le rapport avec notre sujet ? Nous y arrivons justement. Puisque après tout, les grands studios hollywoodiens sont de fiers représentants de ces corporations qui ont pris leur essor depuis cette période, et en ont appliqué les stratégies.

En premier lieu, ils ont détruit le travail dans le sens où l’entend le philosophe Bernard Stiegler (lire son entretien avec Ariel Kyriou paru chez Mille et Une Nuits). Le travail, c’est la création. C’est l’expression même de l’individu, qui fort de ses savoirs, remodèle le monde, y exprime sa singularité, « s’empuissante » pour reprendre la terminologie d’Alain Damasio. Ce que le capitalisme a mis à sa place, c’est l’emploi. Ce dernier est selon Stiegler l’extension même de l’automatisation de nos sociétés et transforme l’individu en consommateur puisqu’il sanctionne un ensemble de tâches par un salaire, un pouvoir d’achat. Il a créé le prolétariat et détruit l’individu.

Pour en revenir à nos encapés, ce que l’on observe aujourd’hui dans le cinéma n’a plus grand-chose à voir avec l’Art dans son expression la plus pure. Ainsi, les créateurs d’hier ont fait place à ce que nous dénommons avec toute notre ironie tragique les « faiseurs ». Même un studio comme Disney, qui a dans son ADN le plus profond des accointances avec l’objectivisme, comme nous l’a encore montré Brad Bird dans son Tomorrowland, répond aux exigences de la loi du marché en mettant en place ces automatismes.

Quand nous évoquons la fameuse « formule » Marvel Studios, c’est exactement de cela dont il s’agit. N’en déplaise à Joss Whedon, ce qu’il a fait pour la firme aux grandes oreilles a plus à voir avec de l’application de schémas automatiques qu’avec de la création. Le père de Buffy est ainsi un pur prolétaire dans le sens où il a appliqué un ensemble de formules marketing là où nous aurions espéré qu’il soit dans l’innovation intellectuelle et créatrice. C’est probablement la source de sa profonde dépression, puisque nous avons tout de même du mal à croire qu’il ne soit qu’un « faiseur ». Probablement conscient de la négation de son statut d’individu, et encore plus de créateur, il s’est retrouvé dans l’obligation perverse et insidieuse de transformer ses films en objets de consommation. Une analyse poussée de ces métrages nous mettrait en lumière l’application des règles marketing qui en sont le fil conducteur bien plus que son intrigue qui tient sur un demi post-it froissé, comme l’humour dédramatisant, l’affirmation du groupe sur l’individu ou le combat de la bonne IA contre la mauvaise IA.


Il faut ainsi réaliser que Whedon, malgré son nom ronflant, est au même titre que Peyton Reed qu’un employé de Marvel Studios. Ainsi, on ne lui demande pas de travailler, mais de s’acquitter de tâches préconvenues et soumises à tout un tas d’automatisme. Josh Trank en a encore fait plus les frais puisque pensant pouvoir s’arranger des exigences de la Fox pour pouvoir laisser sa propre voix s’exprimer, il a vu son film tout simplement réécrit et retourné. Là où le réalisateur de Chronicle pensait être un artiste, on lui a rappelé qu’il était un prolétaire au service d’un organisme bien plus puissant que lui. Car dans le capitalisme, l’individu s’efface au profit de la loi des chiffres.

L’autre effet insidieux que nous avons déjà évoqué, c’est cette destruction créatrice. Le capitalisme ne cultive pas les savoirs. En fait, il va même jusqu’à les détruire. Ce sont pourtant ces savoirs qui sont l’échine de tout art. Le savoir de ce qui s’est fait avant permet de créer un langage toujours plus complexe (ici, on renvoie aux écrits du célèbre philosophe Edgar Morin) et donc toujours plus fin et pertinent. Ces même savoirs permettent aussi à l’artiste de délaisser la technicité pour laisser entrer dans son œuvre l’inopiné, la note discordante qui va transformer une mélodie élimée en une œuvre nouvelle. Pourtant, ces savoirs ne sont plus cultivés. Pire, ils sont niés.

L’industrie cinématographique, et il est triste d’un parler en terme d’industrie, répond aux même exigences de la destruction créative. De tout un corpus de films, ne gardons que les grands succès, les « oeœuvres cultes ». Tout le reste devra être oublié, vous n’avez de toute façon pas le temps pour cela. Le cinéma d’aujourd’hui est ignare, il ignore des décennies de films en tous genres pour ne garder qu’un chapelet de métrages portant le sacro-saint label du « Pop culture approved« . Les références sont ainsi toujours les mêmes, le ton est évidemment politiquement correct et l’esthétique a laissé la place à des séquences en CGI aussi ridicules qu’artistiquement dénuées d’intérêt.

Pourtant, le terme de destruction créative est presque trompeur, car il sous-entend qu’il y a création. Le constat est pourtant bien amer de ce côté-là encore une fois. Hollywood a fait une sélection par le vide. Déjà, aux yeux des studios des collines de Los Angeles, le cinéma étranger est une amusante distraction bonne pour les Oscars. Mais au-delà de cet américanocentrisme, on peut apercevoir une négation de son propre ADN, son propre passé. La vague de remakes, reboots, soft-reboots et autres, est une sorte de réinvention de l’histoire. Un négationnisme cinématographique où on réfute le passé pour « refaire à neuf », comme si seul avait valeur d’importance la nouveauté. Cette fuite en avant que l’on peut voir dans tous les secteurs de la société actuelle est dangereuse puisqu’elle cultive l’art de l’ignorance.

Ce génocide culturel mis en exergue par Alejandro Gonzalez Iñarritu dans Birdman met d’autant plus en péril le cinéma puisque ces blockbusters dont l’argument est bien plus financier qu’artistique prend de plus en plus de place dans le paysage des salles obscures et qu’il pervertit l’ensemble de la profession par la place qu’il prend. Il suffit de regarder les programmes de la Warner ou de Marvel Studios pour voir qu’il va être de plus en plus difficile de se faire une place au soleil pour les autres métrages. Certes, on peut répéter à l’envie que c’est à chacun de décider ce qu’il va voir ou pas. Assertion qui est aussi naïve qu’ignorante des réalités de la puissance du marketing.

Comme tous les domaines de la vie moderne, aller au cinéma devient aujourd’hui un acte politique, presque militant. On ne vous conseille pas forcément d’aller voir le dernier Vincent Lindon pour faire la nique aux grands vilains américains (ni ne vous le déconseille, d’ailleurs), là n’est pas le propos. C’est surtout que nous devons avoir conscience que, désormais, la plupart (et on insistera sur l’exceptionnalité de certaines œuvres sortant de ces grands studios) des films estampillés « pop culture » sont des produits plutôt que des œoeuvres d’art. Encore une fois, ce n’est pas un procès d’intention au cinéma de divertissement, mais plutôt à la dérive industrieuse qui se répand dans le 7ème Art.

Une dérive qui impose une standardisation car il est bien plus facile de proposer un produit intentionnellement médiocre qui ne s’expose à aucune originalité ni aucune prise de risque artistique, car il est ainsi plus facile d’éviter la critique. Le tout est de savoir si nous voulons vraiment d’un cinéma qui ne dérange personne au détriment de sa force artistique. Car nous pensons toujours que même le cinéma de super-héros peut s’investir du propre de l’œuvre d’art, qui consiste à nous ouvrir d’autres frontières à l’imagination et à l’intellect. C’est en récupérant notre force créatrice et critique que nous pourrons mettre en place une néguentropie nécessaire à notre survie en tant qu’espèce et individus à part entière.

Lo vi en Comicsblog :: Les dernieres news http://ift.tt/1PuFPlE